Quels regards?

« L’art conserve la mémoire d’une grande beauté.” Michel-Ange

On pourrait ajouter que “notre patrimoine génétique conserve aussi les traces d’une grande beauté. La beauté originelle des premières expressions artistiques.

Il y a plus de 30.000 ans, les artistes paléolithiques ont exprimé l’admiration et le respect qu’ils portaient à leur environnement. En peignant des animaux étonnement expressifs -mais très peu de représentation humaine – ils n’établissaient pas encore de hiérarchie claire entre le monde animal et l’espèce humaine. Les artistes débutaient pourtant un long processus de différenciation de l’homme et du monde animal.

Quels rapports peut-on établir entre ces artistes et l’homme moderne, entre la naissance de l’art et une démarche artistique contemporaine?

Deux liens étroits peuvent être mis en évidence. L’un à trait à notre conscience individuelle, l’autre à la relation que l’homme moderne entretient avec la nature en général et le monde animal en particulier et l’expression de cette relation dans l’art contemporain.

Regard intérieur: l’homme contemporain

Les premières représentations des animaux ont eu un impact fondateur sur la construction de la conscience humaine.  Mettons-nous un instant à la place d’un de ces artistes qui, avec quelques pigments, prenaient conscience progressivement qu’il était à la fois acteur et spectateur d’une grande fresque naturelle. Plus tout à fait animal, pas encore prédateur absolu comme l’homme moderne, l’artiste exprimait sa propre singularité mais aussi celles de ses semblables. Il dessinait et gravait sa capacité à se penser, à penser son environnement, à nourrir des rêves, à produire de la beauté.

Mettons-nous maintenant un instant à la place du public. A la place de ces hommes, de ces femmes ou de ces enfants qui -il y a plus de 30.000 ans- pénétraient pour la première fois dans ces grottes décorées. La magie du lieu, le mystère, l’émerveillement face à ces peintures exceptionnelles, la lumière mettant en mouvement les animaux, tout concourrait à faire de cette expérience un véritable traumatisme artistique! Un choc émotionnel qui a certainement marqué ces hommes et ces femmes au plus profond de leur psyché.

Une expérience qui doit avoir laissé des traces profondes dans leurs descendances – c’est à dire en vous, en moi, en nous-  même après le passage de quelques 1200 générations !

Nous pourrions sans doute ramener à la vie une partie de cette sensibilité artistique originelle enfouie au plus profond de nous, en réinterprétant cette page fondatrice de l’histoire de l’art et de l’humanité.

Regard extérieur: l’art contemporain

Si l’homme et la femme contemporaine sont encore porteurs en partie de cette virginité artistique originelle, la nature, par contre, est de moins en moins synonyme de cette générosité et de cette insouciance précédant la révolution industrielle. Maltraitée, martyrisée, détruite à un rythme effréné, elle agonise sous nos yeux.

Les premiers artistes n’avaient bien sûr pas conscience qu’en se distinguant progressivement du monde animal, ils participaient à un processus terriblement ambivalent. L’Homme allait être capable du meilleur et du plus beau … mais aussi du pire.

Il y a 36.000 ans, un ou une des plus grand (e)s artistes de tous les temps, représentait dans la grotte Chauvet une profusion de rhinocéros, alignant une vingtaine de ces animaux dans un surprenant exercice de style. Voir les extraordinaires fresques sur http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/grotte-chauvet-pont-arc.

Aujourd’hui, par un détour cruel, l’homme entame le dernière étape de son entreprise de destruction systématique des rhinocéros… allant jusqu’à les massacrer dans des zoos, dans ce qui devaient constituer leurs ultimes et tristes refuges! Tragique résumé d’un long cheminement qui a vu l’homme s’extraire de sa condition d’animal parmi les animaux, pour devenir un prédateur tout puissant, cruel et inconséquent.

Le philosophe et essayiste Pierre Péju écrivait à propos des fresques de la Grotte Chauvet  “Alors l’acte de « peindre des bêtes » serait à envisager comme une sorte d’hommage, de témoignage, de rêve d’être comme eux, d’entrer dans leur mystère, mais aussi comme un rite d’éloignement, une rupture qui serait encore une suture, un lien, presque un regret, et, pourquoi pas, un interminable adieu qui durerait des millénaires.”(1)

Mais cet adieu prend l’allure d’un malentendu tragique.  L’homme émancipé de son “animalité” n’a de cesse depuis lors de s’imposer violemment au monde animal. A l’exception notable de certaines civilisations dites “primitives” ou de manière plus impressionnante encore de la philosophie hindouiste, l’homme a toujours voulu dominer le monde animal.  L’époque moderne marque une étape supplémentaire dans cette ambition. Grâce au progrès technologique, l’homme dispose maintenant de moyens pratiquement illimités pour asservir et martyriser le monde animal en particulier et la nature en général. Nous en sommes arrivés à traiter les animaux comme des objets dénués de toute sensibilité. Les conditions d’élevage et de mise à mort (élevage et pèche industrielle, braconnage ) sont marquées par une extrême insensibilité de notre part (voire de la cruauté) et par une absence complète d’empathie le plus souvent justifiée par des arguments économiques contestables.

Pour un “proto-animisme esthétique”

N’est-il pas urgent de réintroduire une vision bienveillante de la nature et du monde animal en particulier dans nos réflexions et surtout dans l’art? L’art contemporain peut-il être autre chose que cette répétition fréquente d’animaux martyrisés, découpés, niés comme êtres vivants et sensibles, utilisés comme des faire-valoir. Matériaux artificiels, formes absconses et discours fumeux complètent cette fuite en avant face à ce qui se joue quotidiennement sous nos yeux: le grand effondrement de la biodiversité et la maltraitance animale généralisée et industrialisée.

Van Gogh disait à ses contemporains, il y a 100 ans: « cultivez votre amour de la nature, car c’est la seule façon de mieux comprendre l’art ». Un siècle plus tard, il faut ajouter: “cultivons notre amour de la nature pour ré-enchanter l’art”; pour rendre à l’art la faculté qu’il a -à l’instar de l’art des caverne- de nous aider à comprendre les enjeux du présent et de nous projeter dans le futur.

C’est le sens de la démarche artistique proposée ici. A vous de voir si la tentative d’associer cette part de “naturalité” (wilderness)  qui est en nous  avec  un regard bienveillant sur le monde animal,  produit un résultat convaincant?

DestelWood

Note (1);  Pierre Péju, Extr. « Clartés du commencement : une descente dans la grotte Chauvet ». Philosophie magazine, n°70, juin 2013  cité dans http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/pierre-peju